n°04

Arthur Dreyfus

Quand Arthur Dreyfus part quelques jours à Guernesey, à l’occasion du colloque de la Société des amis de Victor Hugo, il a en tête cette image du grand écrivain s’exilant seul face à l’écume sans fin. En vérité, le poète avait débarqué sur l’île avec ses enfants, sa femme – et sa maîtresse Juliette. Et l’idéal romantique de se convertir en pathétique comédie bourgeoise – ou bien en sublime histoire d’amour, selon l’angle retenu. Arthur explore l’un et l'autre, dans une promenade entre l’enquête et la psychanalyse, comme si l’auteur des Misérables avait rencontré sur cette terre perdue entre la France et l’Angleterre, son destin profond. Fidèle à l’autofiction de son Journal sexuel, il tourne sa visite en miroir...

Égoïsme, désir, orgueil ; les vices du génie Hugo interrogent des questions contemporaines : l’emprise, la figure de l’artiste - la figure de l’homme...

EXTRAIT

À cet instant de ma méditation, comme un signe qu’il est temps d’arrêter de divaguer, ou que la transmission de pensée existe, une main me tapote l’épaule. Ce n’est pas celle d’un spectre, c’est celle de Gérard Pouchain qui, depuis quatre-vingts années, ou presque, passe l’essen- tiel de ses journées à étudier la vie et l’œuvre du poète : «Regardez, me souffle l’agrégé d’histoire en pointant la vitre du ferry, cette brume qui tombe d’un coup, comme ça, c’est très hugolien. » Je lève la tête : nous voici désor- mais en pleine mer et, en effet, le visage du ciel a changé. L’à-plat bleu a laissé place à cette masse dense et grise d’où semblent sourdre des idées sur les encres de Hugo. Antoine, un jeune photographe parti avec nous pour la même expédition (c’est plus romanesque que « col- loque»), bredouille : « J’ai l’impression qu’on part au bout du monde...» Stop. Par un drôle de hasard, un terrible hasard, nous sommes sur l’eau au moment où la planète entière attend fébrilement un signe du Titan, ce sous- marin de tourisme descendu explorer l’épave du Titanic, et qui a perdu tout contact avec la surface. Hugo en aurait fait un chapitre inouï, je pense. Il nous aurait fait vivre, pas à pas, l’agonie des cinq passagers à mesure que l’oxy- gène s’amenuisait, pour révéler en un quatrain conclusif que tout n’était que fantasme, que c’était notre esprit qui réclamait le supplice : Ils n’avaient eu le temps de compter les secondes Désintégrés d’emblée en entrant sous les flots Je fis durer leur vie pour rappeler l’immonde Sort que réserve Dieu à ceux qui défient l’eau ! Je suis nul en Hugo, mais j’ai préparé le voyage…

n°03

Abigail Assor

Sarah est psychologue pour policiers.
Tous les jours, au sein du SSPO, elle recueille les paroles tour à tour colériques, indignées, douloureuses, enfantines ou haineuses de ceux qui sont en première ligne des horreurs du monde. Car si des professionnels n’étaient pas là pour écouter ceux qui rencontrent la violence d’un pays autant qu’ils l’exercent, qui le ferait ? Abigail Assor raconte ici une année de la vie de Sarah dans le service. C’est une histoire faite de coups de feu, de fleurs, de crimes et de cris...

EXTRAIT

On a entendu des cris. Des hurlements, on disait, et soudain, mais non, pas du tout, juste une porte qui claque. On a entendu des cris, je te dis, et pas seulement, aussi des coups, un coup de poing sur la table, et peut-être au visage. N’importe quoi. Un coup de poing au visage ? N’importe quoi. T’y étais, toi, dans ce bureau ? Non, mais j’étais pas loin, et j’ai entendu un coup de poing. Les murmures disaient ça, dans les couloirs du service, tout un concert de pépiements pendant des jours et des jours. Au bout d’un moment, l’agent d’accueil, pourtant absent ce mardi-là, a même parlé de verre brisé, de vêtements déchirés. La seule chose dont on était certains, c’était d’avoir vu Sarah quitter son bureau en larmes et en courant. Elle n’est pas revenue. On chuchotait aussi ça, dans les couloirs, qu’elle n’était pas revenue, et pourtant elle était en poste depuis, quoi, à peine un an ? Depuis, pas un jour de manqué, et plus de consultations quotidiennes que n’importe quelle autre psy du service. Elle mettait des fleurs dans son cabinet. À la machine à café, le lundi, les filles se moquaient d’elle qui débarquait avec sa queue de cheval blonde, son sac à dos, et son nouveau bouquet acheté chez le fleuriste d’en bas. Des tulipes, des dahlias, des tournesols, et Sarah leur racontait chaque semaine en se brûlant la langue avec son thé vert la même anecdote sur Freud. Lui aussi, il mettait des fleurs de saison dans son cabinet, et avec les filles, qui à force de l’entendre la connaissaient par cœur, elle répétait cette phrase de lui : « Les fleurs n’ont ni émotions ni conflits. » Peut-être le monde devrait-il parfois être un peu plus fleur. Alors les psychologues pour policiers ne quitteraient pas leurs locaux en pleurant, laissant derrière elles, car elles sont souvent femmes, les bouquets pourrissant de leur absence…

n°02

Mathieu Palain

« Les gens sont-ils assez pauvres ? Dit comme ça, c’est choquant », admet Mathieu Palain dans ce texte.
Pourtant, faute de moyens suffisants pour accueillir le nombre grandissant de personnes demandeuses, les Restos du coeur ont été contraints de revoir les conditions d’accès à leur aide alimentaire. Désormais, ils sélectionnent les bénéficiaires pour réserver les produits à ceux qui en ont le plus besoin. « D’où viennent ceux qui ont faim au pays de la bouffe ? » s’est demandé Mathieu Palain. Il est allé voir. Dans deux centres d’accueil, il a croisé deux destins qui ne se croisent pas.

EXTRAIT

Je descendais au troisième sous-sol du parking de mon immeuble, de la musique dans les oreilles. Je ne me souviens plus de la chanson mais je l’écoutais à fond, car en m’installant au volant, puis en enclenchant la marche arrière, je n’ai pas entendu le type dans le coffre qui se réveillait, se redressait et murmurait : « Sorry, sorry. » Il a enjambé la banquette arrière et, très délicatement, il a posé une main sur mon épaule. J’ai hurlé. J’ai arraché mes écouteurs. J’ai croisé son regard dans le rétroviseur et j’ai pensé très vite au tranchant d’une lame qui m’ouvrirait la gorge. Je me suis jeté à l’extérieur. Le type est sorti à son tour. La minuterie s’est arrêtée. J’ai cherché frénétiquement l’interrupteur en me griffant le dos de la main contre le crépi du mur. Le type n’avait pas bougé. « Sorry mister, sorry. » J’ai vu son visage. Ses yeux. Son corps d’adolescent. Il n’avait pas 20 ans. « What are you doing here ?! » j’ai crié, et, dans ma voix, j’entendais tout ce stress qui n’arrivait pas à retomber…

N°01

Blandine  Rinkel

Il y a quelque chose d’universel dans cette histoire : la communication entre les parents et les enfants, souvent digitale dans notre société contemporaine. Vous, parents, qui n’avez pas toujours les codes de l’écriture des textos. Vous, enfants, qui n’avez pas toujours assez de temps à leur consacrer. C’est une histoire sur la retraite, sur la vieillesse, sur les façons d’y répondre. Jeanine, la mère de Blandine Rinkel, rompt sa solitude en aidant des gens en marge de la société. T9. Cette histoire s’appelle T9 comme le clavier des anciens téléphones portables. Modernité et vétusté ; c’est de ça qu’il est question. Et ce titre est à l’image de la Lettre Zola : entre innovation et tradition.